Observatoire Europe-Afrique 2030
L’urgence Africaine selon Nubukpo Kako : Quelques pistes pour une stratégie d’industrialisation en Afrique subsaharienne?
(03 février 2020 – Christian Delavelle)
Dans un livre récent [1] intitulé « L’urgence Africaine – Changeons Le Modèle De Croissance ! », le macro-économiste et homme politique Nubukpo Kako aborde plusieurs thèmes dont les enjeux sont étroitement liés aux perspectives de développement futur d’un secteur manufacturier compétitif et durable en Afrique subsaharienne :
Dans les villes, il est frappant de constater la coexistence, dans le même espace, de temporalités radicalement différentes (véhicules 4 x 4 à charrettes). Cette forte temporalité freine le développement car en l’absence d’un minimum de convergences des représentations, de langage commun, de règles du jeu connues et acceptées par tous, il est impossible de concevoir un projet de société endogène [2].
L’Afrique noire précoloniale disposait d’un système de régulation socio-économique endogène viable sans être autarcique, basé sur trois piliers : la réciprocité (don et contre-don), la redistribution (regroupement et redistribution des biens) et l’échange (cérémoniel symbolique ou marchand). Ces piliers (…) continuent de structurer les rapports sociaux, et sans une étude fine de leur imbrication, des mécanismes comme la corruption généralisée, la prééminence de la consommation ostentatoire, le développement rapide du secteur informel en Afrique risquent d’avoir des explications erronées et fallacieuses [3].
Depuis le plan d’action de Lagos (1980) l’intégration régionale serait la panacée et représenterait la solution pour sortir des trappes de pauvreté. Cela serait vrai si une véritable protection des marchés africains était mise en place et si cela permettait d’augmenter la circulation de marchandises « made in Africa » au bénéfice des peuples. Or le problème c’est que l’intégration régionale est en inadéquation avec les réalités économiques locales. Dans le cas de l’UMOA, l’agenda de transformation du coton en textiles de 2003 visait à faire passer le taux de transformation de la fibre coton en dix ans de 3 à 25%. Mais la mauvaise gouvernance des usines textiles et l’ouverture brutale du marché ouest-africain aux friperies occidentales et au textile chinois font que le taux est toujours de 3% en 2019 [4].
Pour enclencher un processus de croissance durable, inclusive et résiliente, l’Afrique doit enclencher un processus de transformation structurelle reposant sur son potentiel agricole non exploité. Le point de passage incontournable réside dans les gains de productivité du secteur agricole et dans la transition primaire à secondaire grâce aux industries mécaniques (outillage, biens d’équipement agricoles), aux emplois ruraux non agricoles et à la disponibilité d’infrastructures de stockage et de transport [5].
La stratégie de transformation structurelle s’appuyant sur l’accroissement de la productivité dans les services est nécessaire mais certainement pas suffisante car la pérennité et la stabilité de la croissance dépendront de ce que les pays africains produiront, transformeront et éventuellement exporteront sur les marchés internationaux, ce qui suppose de s’insérer dans les chaînes de valeur nationales, régionales et internationales [6].
Le processus d’apprentissage par la pratique amorcé au Nigéria et en Ethiopie est positif pour l’industrie naissante dans ces deux pays car il permet d’augmenter la productivité du travail, indispensable pour obtenir à terme une industrie compétitive. Ces pays disposent en outre de marchés domestiques potentiellement importants, qui peuvent être des tracteurs décisifs pour le succès d’un processus graduel d’industrialisation [7].
Pour réaliser le potentiel de transformation structurelle, les différentes « couleurs » de l’économie peuvent permettre d’enclencher un processus d’industrialisation, porté par le numérique, l’égalité des genres et la jeunesse.
- L’économie verte
- L’économie bleue (maritime)
- L’économie transparente (numérique)
- L’économie mauve (culture) [8]
Il y a une faiblesse structurelle des liens entre la production intellectuelle dans les universités, les centres de recherche africains et les éléments quotidiens de vie des populations. Je plaide résolument pour la multiplication de think tanks permettant de développer des solutions de politiques publiques et activant la transformation des résultats de la recherche en technologies nourricières d’innovations [9].
Les analyses ci-avant suggèrent plusieurs questions clés qui peuvent se résumer ainsi et constituent des axes de réflexion prioritaires:
- Quelle logique de développement industriel pourrait faire consensus autour d’un projet de société accepté par tous : Usines géantes intégrées verticalement (type « Tanger Med »), usines spécialisées (type “usines textiles chinoises en Ethiopie”), clusters constitués d’usines flexibles à dimension humaine, usines de transformation et de valorisation des matières premières disponibles localement, travail en réseau, en harmonie avec le travail informel actuel, impression 3D [10] dans des domaines tels que la médecine, les industries de pointe et la mode ?
- La réciprocité, la redistribution et l’échange structurent les rapports sociaux. Comment pourrait-on rendre cet environnement social compatible avec le développement d’économies transparentes (sans corruption) et avec l’émergence d’un secteur « non informel » économiquement viable?
- Comment « protéger » les marchés africains de la concurrence extérieure, afin de mieux lui permettre de se développer avec ses propres ressources et sans déclencher des effets économiques contre-productifs ?
- La filière agricole/agroalimentaire est un vecteur potentiel essentiel de l’industrialisation. Comment surmonter la contrainte de la ressource en eau à moyen-terme dans certains pays d’Afrique subsaharienne ?
[1] « L’urgence Africaine – Changeons Le modèle de croissance !» – Nubukpo Kako – Ed. Odile Jacob – Sept 2019.
[2] Page 34 du livre cité au point 1
[3] Page 40
[4] Page 125
[5] Page 169
[6] Ibid.
[7] Page 173
[8] Page 184
[9] Page 190
[10] Page 193